Jean-Michel Bertho, Blaise Delhauteur, Dr Gaëtan Letesson
Depuis quelques années, la médecine s’est vue dotée d’outils technologiques modifiant en profondeur le paysage des soins de santé. Cette révolution soulève des questions d’ordre éthique dont les enjeux dépassent largement le cadre de notre métier. Ces défis questionnent notre rapport à la personne, aux soins ; questionnent notre humanité. Nous vous proposons une introduction à ce vaste débat, aussi incontournable que complexe.
État des lieux
Les défis de cette révolution technologique nous touchent en tant qu’individu mais aussi parce que nous, le monde médical, avons pour vocation à prendre soin des autres.
Or, ces innovations perturbent les équilibres instaurés au fil du temps en touchant aux fondations même de la relation médecin-patient, transformant les paradigmes séculaires qui sont (étaient ?) les nôtres.
Peut-on s’en passer ?
Il faut être lucide, de nos jours, la quantité de données à intégrer s’avère proprement ingérable sans outils adéquats si nous voulons être au plus proche des pathologies, mais surtout, au plus proche de la réalité quotidienne de nos patients.
Quels outils technologiques ?
Il s’agit d’intelligences artificielles (IAs) mais aussi de l’internet des objets (IdO). De plus, ces outils génèrent et s’abreuvent de quantité de données (Big Data) très souvent stockées et traitées de façon décentralisée (Cloud).
Ce triptyque est complémenté par les Nanotechnologies, les Biotechnologies, les sciences de l’Information et les sciences Cognitives, formant ensemble l’acronyme NBIC.
- Intelligence Artificielle (IA) en médecine : Algorithme informatique potentialisant une action précise afin de l’optimaliser et de la rendre plus robuste et rapide que par l’action d’un médecin isolé.
- Internet des Objets (IdO) : Interconnexion de multiples objets nous entourant, capable d’enregistrer des données nous concernant afin de les monitoriser et de les utiliser singulièrement ou en lien les unes avec les autres.
- Big Data : La masse de données complexes et variées s’accumulant au cours du temps au travers de tous les outils à notre disposition.
- Cloud : Mise à disposition de services informatiques (stockage, réseau, traitement) via Internet, permettant notamment la mutualisation de ressources puissantes tout en favorisant leur accessibilité.
Quels usages ?
Nous allons voir se multiplier les applications d’IA à destination de la prise en charge de nos patients. Nous devons envisager ces IAs comme une optimalisation de compétences couplant, en un même outil, l’accès à toutes les dernières connaissances médicales et la puissance de calcul de la machine. Ces systèmes apportent une réelle plus-value en dépassant les capacités humaines de traitement de l’information grâce à la quantité de données croisées. La prise en charge de nos patients ne pourra qu’en être améliorée.
A terme, il sera question de devancer les problèmes de santé, voire même la senescence. Ne plus vieillir, voire ne plus mourir, représente une perspective qui, pour certains, n’est plus illusoire ou lointaine. Atteindre « l’amortalité » est l’un des crédos des transhumanistes.
Face à cette “posthumanité” potentielle, nous devons aborder une épineuse question : que signifie Être Humain ? En effet, sans savoir ce que nous sommes, comment définir sereinement ce que nous accepterons de devenir ?
Et la thérapeutique ?
C’est ici qu’interviennent les NBIC.
Une connaissance génétique plus fine permettra d’adapter individuellement la ligne thérapeutique. La singularité de chacun, anciennement diluée dans une représentation moyennée, empirique de l’humain, va devenir la norme. S’y associe le développement de nanomatériaux, de couteaux moléculaires, d’OGM, etc.
La recherche bénéficiera d’IAs capables de dégager plus rapidement des molécules intéressantes pour ensuite réaliser des phases tests par simulation.
Au final, il « suffira » de tester sur un double virtuel, « in silico », différentes thérapies avant de choisir la plus adaptée « in vivo ».
Parallèlement, avec l’IdO, se développent des gélules connectées avec monitoring en temps réel.
Mais…en associant une médecine prédictive à des simulations thérapeutiques ne risque-t-on pas des abus ?
Et la robotique ?
Les charges humaines associées aux soins de santé s’alourdissent continuellement d’une part suite au vieillissement global de la population, n’en déplaise aux transhumanistes et d’autre part, via l’approfondissement de nos connaissances engendrant une incapacité à appréhender l’ensemble.
Dans ces conditions, il apparaît censé d’avoir recourt à des aidants : des robots.
Ils investissent déjà des maisons de soins ou des maisons de repos afin de palier à l’isolationnisme ou, à l’inverse, dans un but de distanciation nécessaire, notamment dans la prise en charge d’enfants souffrant de troubles autistiques.
Toutefois, se posent de nombreuses questions qu’en à l’influence de cette interaction humain-robot sur notre propre humanité et nos interactions entre humains. L’implémentation d’une pseudo-empathie chez ces robots engendre chez l’homme un important investissement émotionnel.
Pourtant, le robot ne donne que l’illusion d’être en lien. Son IA détecte nos paramètres (langage corporel par exemple) afin d’y répondre sans compréhension réelle.
Ce confort de prédictibilité, de rencontre systématique de nos attentes, ne pourrait-il pas entraîner un rejet et/ou une modification profonde de nos codes d’échanges et de relations entre humains ?
Qu’en est-il des flux de données ?
Tous ces outils nécessitent des données précisément étiquetées. Cependant, il s’agit d’informations très sensibles rentrant dans le domaine du secret médical.
L’ère du cloisonnement de ces données au sein d’un établissement de soins privilégié par le patient est révolue. La mutualisation de ces informations est indispensable au bon fonctionnement des nouveaux outils. Toutefois, l’utilisation du Cloud à cet effet n’est pas sans risque.
Qui a accès à ces données ? Où sont-elles stockées ? Quelles est notre contrôle sur leurs utilisations ? Comment les protéger ? Comment éviter leur corruption ? Peut-on les supprimer ?
Ces questions nécessitent un encadrement fort et transparent tel que le serment d’Holberton–Turring.
Et maintenant… ?
La fin justifie-t-elle les moyens ?
Au risque de choquer : OUI…MAIS…
Oui mais à condition de prendre fait et cause pour le philosophe E. Kant lorsqu’il énonce :
« Il faut traiter tout humain comme une fin, et jamais simplement comme un moyen ».
Autrement dit, tous les moyens destinés à la prise en charge d’un patient doivent impérativement avoir pour fin l’Humain qu’il est et rien d’autre, RIEN d’autre !
Le patient, aura-t-il confiance en ces machines ? Les médecins, sont-ils condamnés à disparaître au profit de circuits imprimés ?
Le patient, au-delà du flux de données qui le caractérisent dans ce système, est un être sensible. C’est d’interactions dont il a besoin pour comprendre et accepter sa situation et sa prise en charge. Il a besoin d’humanité…ce que la machine ne possède pas ou feint de posséder au contraire des soignants, des médecins. Au-delà d’un diagnostic potentiellement plus fiable, l’acceptation viendra de l’humanité que nous y placerons.
Mais ne risque-t-on pas d’aggraver la “marchandisation” de l’Humain par l’introduction de machines ?
Evidemment !…si nous n’agissons pas !
Submergés par l’accumulation des connaissances et l’utilisation d’interfaces informatiques inadaptées, nous perdons notre énergie et notre temps là où nous devrions être dans le contact.
En brisant ce cercle vicieux, nous perdrions les plus-values attendues de ces technologies. Alors, plutôt que de suivre cette spirale négative, devenons en le centre de rotation ! Faisons en sorte que toutes ces technologies tournent pour nous et pas avec nous.
Que faire ?
Utilisés avec discernement et éthique, ces outils nous offrent l’opportunité de ré-humaniser notre profession. Il faut en prendre la mesure puis s’impliquer sans s’aveugler, en gardant à l’esprit notre plus-value humaine.
Beaucoup de questions soulevées dans cet article restent ouvertes. Il ne tient qu’à nous de tenter d’y répondre.